Dans quelle mesure les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS) sont-elles compatibles avec la transformation de l’économie qui nous semble souhaitable et désirable ? Telle est la question ouverte par cet article. Car l’enjeu n’est pas de s’adapter à une croissance devenue faible, voire inexistante, mais de penser un nouveau régime d’activité riche en bien-être pour tous et réellement soutenable.
L’économie sociale et solidaire,
vertus et promesse
L’émergence de la notion d’économie sociale et solidaire plonge ses racines dans l’histoire française des quatre dernières décennies. Au-delà des réalités qu’elle recouvre et des organisations qu’elle rassemble, dont l’origine est ancienne et les pratiques diverses, la notion d’ESS a porté un projet politique : celui d’une autre façon de faire de l’économie, qui n’aurait pas pour but de réaliser du profit mais de satisfaire les besoins, tout en adoptant une gouvernance démocratique.
La notion d’ESS s’est ainsi progressivement imposée au cours des dernières décennies à travers la convergence de deux mouvements. Le premier, qui s’est développé au cours des années 1970, a donné une nouvelle visibilité à l’économie sociale historique (coopératives, mutuelles et associations), qui se définit par ses statuts (non-lucrativité et gouvernance démocratique). Ce mouvement, souvent lié à la « deuxième gauche », souhaitait affirmer le rôle des initiatives issues de la « société civile » dans le changement social.
Le second mouvement qui a porté la notion d’économie solidaire est né dans les années qui suivirent, en réponse à la crise, considérée comme une crise sociale, mais aussi comme une crise de notre modèle de développement. L’économie solidaire a ainsi pris la forme d’initiatives visant à offrir des emplois à des personnes victimes du chômage de masse (insertion par l’activité économique de personnes jugées inemployables, micro-crédit, finance solidaire, etc.). Elle a également promu des formes d’échange plus équitable (commerce équitable, systèmes d’échanges locaux) et a soutenu toutes les formes de production plus soutenables (énergies renouvelables, agriculture biologique). Ces initiatives, souvent portées par des militants issus de l’action sociale, ont été soutenues activement par quelques hauts fonctionnaires qui ont vu là un moyen alternatif de remplir les missions que l’action publique peinait à assurer.
Les organisations de l’économie sociale et solidaire suivent donc des modèles économiques très variés. Certaines d’entre elles sont totalement insérées dans le marché, en concurrence frontale avec les sociétés de capitaux, tout en portant des valeurs de coopération et de solidarité. D’autres, à l’autre extrémité du spectre, sont étroitement liées à l’État social et dépendent étroitement des financements assurés par la sphère publique, en contrepartie des missions de service public qui leur sont déléguées (comme les associations d’action sociale). Enfin, on trouve de multiples organisations qui produisent des biens dont l’utilité sociale est reconnue et qui, à ce titre, bénéficient de ressources hybrides. Toutes ont en commun de contribuer à civiliser l’économie et à la démocratiser, ne serait-ce qu’en introduisant du pluralisme dans les formes d’organisation productive. Elles témoignent ainsi du fait que l’entreprise privée capitaliste n’est pas la seule forme d’organisation apte à produire des biens et services et que l’enrichissement personnel n’est pas le seul motif qui peut donner envie d’entreprendre. Elles laissent espérer que la démocratie ne s’arrête pas nécessairement à la porte des organisations qui produisent efficacement des biens et services. Elles renouent au fond avec la promesse portée par les socialistes du XIXe siècle : celle d’une économie qui se donne pour but de répondre aux besoins humains.
L’enrichissement personnel n’est pas le seul motif qui peut donner envie d’entreprendre.
La notion d’économie sociale et solidaire s’est donc imposée dans le débat social. De nombreuses villes, intercommunalités, départements et régions ont désormais un élu en charge du développement de l’ESS, et soutiennent activement des structures destinées à y concourir. L’État ne s’en désintéresse pas non plus, comme en témoigne la nomination d’un ministre délégué, rattaché à Bercy, chargé de l’Économie sociale et solidaire.
Ce succès tient à la fois aux services qu’elle rend – mais ce n’est pas nouveau – et à la promesse qu’elle porte, celle d’une économie qui répondrait aux besoins de manière soutenable, donnant la priorité aux personnes et à l’emploi plutôt qu’au profit, privilégiant le local dans un moment où la mondialisation apparaît comme une menace et où la crise financière a délégitimé le modèle libéral. De quoi répondre aux aspirations des jeunes à exercer une activité porteuse de sens, qui permet de concilier réussite individuelle et projet collectif. De quoi satisfaire enfin les attentes de consommateurs plus responsables sur le plan social et environnemental ou dans leur comportement d’épargne (d’où le développement de l’épargne solidaire).
Donner la priorité aux personnes et à l’emploi plutôt qu’au profit, privilégier le local dans un moment où la mondialisation apparaît comme une menace…
Une société plus soucieuse de réduire ses consommations matérielles et de privilégier le bien-être de ses membres donnerait plus de place aux services aux personnes, aux dynamiques territoriales, aux circuits courts, aux énergies renouvelables, au recyclage généralisé, à l’emploi pour tous. Elle serait donc potentiellement favorable au développement de l’ESS, qui a souvent joué un rôle pionnier dans tous ces domaines. De même, une société qui privilégierait la démocratie à tous les niveaux favoriserait les sociétés de personnes à but non-lucratif ou à lucrativité limitée, et donnerait plus de place aux organisations dont les objectifs peuvent converger avec ceux des collectivités territoriales.
Trois défis à relever
Accompagner la sortie du productivisme
Ces éléments rappelés, observons que l’ESS réellement existante occupe un positionnement sectoriel très spécifique (voir encadré). Cette spécificité tient d’abord aux profils et aux aspirations des individus et groupes qui les portent, soucieux d’abord de répondre à des besoins sociaux mal satisfaits et non de produire des biens et services pour le marché dans le but de dégager du profit. Du coup, ces organisations ont souvent une croissance limitée : ceux qui sont à leur origine, une fois atteint leur objectif, s’estiment souvent satisfaits. Cette « sobriété entrepreneuriale volontaire » s’oppose à la logique d’accumulation sans fin qui caractérise les grandes sociétés de capitaux. De ce point de vue, la plupart des organisations de l’ESS apparaissent en phase avec une économie qui se donnerait pour but la satisfaction soutenable des besoins. Cette autolimitation vertueuse tient aussi aux freins à la diversification apportés par les statuts, puisque l’objet social des organisations de l’ESS est souvent étroitement défini, de même que le champ des bénéficiaires de leurs services.
Mais, à examiner plus au fond l’ESS réellement existante, on est conduit à nuancer le tableau. Nombre d’organisations, sous l’effet de la concurrence ou des stratégies développées par leurs dirigeants, s’inscrivent en fait dans une logique tout autant productiviste que celle suivie par les sociétés de capitaux. On l’a vu dans de nombreux établissements financiers coopératifs ou mutualistes ou dans de larges secteurs de la coopération agricole, sans même parler du commerce associé (centres E. Leclerc, etc.). N’ayant pas d’actionnaires à rémunérer, ces groupes ont pu mettre tous leurs excédents au service de leur propre expansion. Or, bien souvent, cette expansion a d’abord pour but de satisfaire l’appétit de pouvoir des managers et de justifier des rémunérations qui n’ont rien à envier à ce qu’on observe dans les grandes sociétés de capitaux. Elle peut conduire à prendre des risques excessifs (comme on l’a vu, lors de la crise financière, avec les déboires de Natixis ou de Casa, les filiales cotées des groupes BPCE et Crédit agricole, et plus récemment avec Groupama).
Nombre d’organisations s’inscrivent dans une logique aussi productiviste que celle suivie par les sociétés de capitaux.
Les organisations de l’ESS qui opèrent dans le secteur non-marchand ont fait preuve de plus de sagesse dans leur développement, mais il est vrai qu’elles ne sont guère en position de faire des bêtises, compte tenu de leur étroite dépendance à l’égard des financements publics.
Dans une société marquée par le chômage de masse et où le développement de l’activité est synonyme de créations d’emplois, croître est logiquement pensé comme une contribution positive au bien public. Ce qui compte vraiment, c’est la nature des activités développées et leur caractère compatible ou non avec l’économie à laquelle nous aspirons : on ne peut que souhaiter voir les structures qui produisent des biens et services de forte utilité sociale développer leur activité ! De fait, l’ESS, via certaines de ses composantes, contribue à préfigurer ce que pourrait être une autre économie. Ainsi, ce sont des organisations de l’ESS qui ont développé l’insertion par l’activité économique, afin de réduire l’exclusion sociale provoquée par le chômage de masse. Ce sont aussi des organisations de l’ESS qui apportent leur pierre à la réflexion sur la conversion de nos modèles économiques dans les domaines agricole, énergétique, sanitaire, social, financier. Autant d’initiatives qui mériteraient de changer d’échelle.
Marier efficacité et solidarité
À court et moyen termes, le développement de l’économie sociale et solidaire, compte tenu du poids dominant en son sein des activités produisant des biens et services non marchands ou subventionnés, demeurera fortement corrélé à la plus ou moins grande priorité donnée à la production de ces biens et services et donc, au niveau de socialisation des revenus. Il dépendra aussi des choix réalisés par la puissance publique de « faire » ou de « faire faire », au-delà de la dynamique propre aux acteurs de l’ESS. Qui peut croire cependant que la pression à la baisse des prélèvements obligatoires et la volonté de maîtriser la dépense publique à tous les niveaux pourraient jouer de manière positive pour l’emploi social et solidaire via une sous-traitance accrue ? Ce qui est à craindre est plutôt une baisse de l’emploi suite à la réduction générale des dépenses publiques et donc des subventions et achats de prestations. Par ailleurs, dans un contexte de recherche d’opportunités de marché par le secteur privé lucratif, l’ESS voit ses initiatives concurrencées par les sociétés de capitaux qui se positionnent en concurrence directe ou écrèment le marché. Ainsi dans le domaine des maisons de retraite, de la garde d’enfants ou des mobilités douces… Dans ce contexte, l’émergence de la notion d’entreprise sociale peut être une bonne chose si elle signifie qu’il faut marier efficacité entrepreneuriale et fidélité à un objet social solidaire. Mais elle risque aussi de prendre un petit goût de retour en arrière, quand elle laisse planer l’idée que les initiatives des entrepreneurs sociaux pourraient se substituer à un État social en recul, grâce à l’aide apportée par le mécénat d’entreprise.
L’économie solidaire voit ses initiatives concurrencées par les sociétés de capitaux qui se positionnent en concurrence directe ou écrèment le marché.
Le potentiel de développement de l’ESS dépendra au final de sa capacité à se montrer aussi efficace que les sociétés de capitaux tout en contribuant à légitimer une autre vision de l’économie, privilégiant la production de biens et services à forte utilité sociale au sein d’organisations gouvernées plus démocratiquement.
Faire vivre la démocratie
Que penser justement de cette fameuse gouvernance démocratique revendiquée par les organisations de l’ESS ? Le credo toujours répété est que le pouvoir n’y est pas détenu par les apporteurs de capitaux, mais par les adhérents, sociétaires ou associés, selon le principe « une personne, une voix ». Une promesse qui sonne juste dans un moment où le capitalisme actionnarial suscite une forte demande de prise en compte des intérêts des différentes parties prenantes à la vie des entreprises.
En pratique, la gouvernance démocratique pratiquée dans l’ESS a des caractéristiques très particulières. Alors que la démocratie, à l’échelle de la société, permet à différentes visions du bien commun de coexister et rend possible l’alternance, dans les organisations de l’ESS, elle a pour but d’assurer la pérennité du contrat social initial. D’où une démocratie très organisée, qui donne une large place à la cooptation. En témoignent les modes d’élaboration des listes généralement uniques présentées aux votes des associés, sociétaires ou adhérents. Cette pratique est légitime mais, quand elle n’est pas assumée et gérée, elle engendre bien des dérives : faible renouvellement des dirigeants ; capture du pouvoir par des managers qui poursuivent leur propre agenda ; pouvoir exercé sans contrôle par des présidents inamovibles.
Si l’ESS échappe généralement – ce n’est pas toujours le cas, on l’a dit – à la démesure des grandes sociétés de capitaux pour ce qui est de la quête du profit, elle n’échappe pas toujours à la démesure dans la quête et l’exercice du pouvoir, à l’instar de ce qu’on observe dans les organisations politiques. Elle gagnerait donc à réfléchir en permanence à ses modes de gouvernance – certaines le font, d’autres non –, à organiser des lieux où les désaccords constructifs pourraient s’exprimer, à réfléchir à la meilleure façon de transmettre la culture et les valeurs de l’entreprise aux bénévoles comme aux salariés, à mettre en place les procédures pour renouveler les dirigeants à rythme régulier et à faire des progrès en matière de parité. Il faut enfin, et les deux exigences sont liées, débattre de la stratégie en permanence car le respect de l’objet social suppose aussi de savoir s’adapter à des circonstances changeantes.
L’économie sociale et solidaire n’échappe pas toujours à la démesure dans la quête et l’exercice du pouvoir.
Une autre insuffisance de la gouvernance démocratique au sein de l’ESS tient au fait que la représentation des différentes parties prenantes n’est pas assurée en due proportion de leur intérêt à la bonne marche des organisations. Le pouvoir est détenu par une seule catégorie d’acteurs qui n’est pas, dans 98 % des cas, le groupe des salariés. C’est uniquement dans les Scop – 2 % des effectifs employés dans l’ESS – que les salariés-associés détiennent le pouvoir. Sinon, il est statutairement détenu par les bénévoles (associations), les sociétaires (mutuelles d’assurance), les adhérents (mutuelles santé), les coopérateurs (coopératives agricoles, coopératives de commerçants). Dans nombre de grandes associations employeuses, ni les salariés, ni les bénéficiaires du service ne sont représentés dans les Conseils d’administration. La parité elle aussi reste à établir. On trouve cependant des organisations qui s’efforcent d’associer les différentes parties prenantes à leur gouvernance, à l’instar de ce que font les sociétés coopératives d’intérêt collectif.
L’ESS tire argument de sa non-profitabilité pour affirmer que les salariés échappent à l’« exploitation » capitaliste. De fait, de nombreuses entreprises de l’ESS ont établi des compromis favorables à leurs salariés et l’emploi n’y est pas la première variable d’ajustement. Ce comportement est cependant plus facile à adopter quand on opère dans des secteurs où la concurrence est faible. En pratique, le rapport salarial, les modes de management, les conditions de travail et de rémunération sont bien proches de ce qu’ils sont dans les sociétés de capitaux exerçant dans les mêmes secteurs d’activité : la pression du marché ou l’enveloppe limitée des financements publics imposent des contraintes, y compris aux directions les plus soucieuses de bien faire.
L’économie sociale et solidaire porte ainsi des promesses qui peuvent paraître un peu grandes au vu de ce qu’elle est vraiment, dans ce qu’elle fait comme dans la façon dont elle le fait. Et pour qui veut rendre notre économie plus soutenable et la mettre au service de la satisfaction des besoins sociaux, elle se révèle être parfois une partie du problème, même si elle est aussi une partie de la solution.