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Démocratie, solidarité et crise européenne

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L’Union européenne doit son existence aux efforts d’élites politiques qui savaient compter sur le consentement passif de leurs populations, somme toute plus ou moins indifférentes, aussi longtemps qu’elles pouvaient considérer l’Union comme étant dans leur intérêt économique. L’Union s’est d’abord légitimée aux yeux des citoyens par ses résultats bien plus que par la réalisation d’un objectif politique. Cet état de fait s’explique non seulement par l’histoire de ses origines, mais aussi par la constitution juridique de cette formation unique. La Banque centrale européenne, la Commission et la Cour de justice européenne sont intervenues largement dans la vie quotidienne des citoyens européens pendant des décennies, alors même que ces institutions sont les moins soumises à un contrôle démocratique. Quant au Conseil européen, qui a énergiquement pris l’initiative au cours de la crise actuelle, il réunit des chefs d’État ou de gouvernement dont le rôle aux yeux des citoyens est de représenter leurs intérêts nationaux respectifs dans la lointaine Bruxelles. Le Parlement européen, enfin, était censé bâtir un pont entre les conflits politiques des arènes nationales et les décisions capitales prises à Bruxelles – mais ce pont n’est guère fréquenté !

Ainsi, au niveau européen, le gouffre est toujours-là entre la formation de l’opinion, la volonté des citoyens et les politiques décidées pour résoudre des problèmes pressants. Toute conception de l’Union européenne et de son développement futur reste floue pour la population. Opinions informées et positions argumentées sont le monopole de politiciens professionnels, d’élites économiques et de professeurs directement intéressés. Ce que partagent aujourd’hui les citoyens européens, c’est bien un euroscepticisme qui s’est accentué durant la crise. Les élites politiques peuvent-elles ignorer cette tendance de fond ? L’opposition croissante ne semble pas vraiment peser sur le cours d’une politique européenne largement découplée des arènes nationales. La gestion de la crise est ainsi conduite par des responsables pragmatiques, qui poursuivent un agenda de mesures additionnées sans perspective d’ensemble. Si l’orientation est d’aller vers « plus d’Europe », c’est d’abord pour éviter l’alternative, bien plus dramatique et probablement coûteuse, d’un abandon de l’euro.

La tentation technocratique

Les « institutions » (la Commission, la présidence du Conseil et la Banque centrale européenne) ont présenté, en décembre 2012, un « projet » qui développait pour l’Union européenne une perspective de réformes à moyen et long terme, allant au-delà des réactions, plus ou moins dilatoires, aux symptômes de la crise. L’attention était portée non plus sur l’enchaînement qui, depuis 2010, a lié dans un cercle vicieux crise bancaire globale, surendettement des États, banques sous-capitalisées…, mais sur les causes structurelles inhérentes à l’Union monétaire elle-même.

Celle-ci a été conçue comme le pilier d’une constitution économique qui devait stimuler la libre concurrence entre les acteurs du marché par-delà les frontières nationales. Elle a été organisée selon des règles contraignantes s’appliquant à l’ensemble des États membres. L’instrument d’une dévaluation n’étant plus utilisable, les différences de niveaux de compétitivité entre les économies nationales étaient supposées se réduire d’elles-mêmes. Mais l’hypothèse qu’une pleine concurrence, avec des règles équitables, mènerait à des coûts du travail et des niveaux de prospérité égaux, sans qu’il soit nécessaire de prendre des décisions communes en matière financière, économique et sociale, s’est révélée fausse. Les déséquilibres structurels entre les économies nationales se sont accrus car les conditions optimales pour une monnaie unique dans l’eurozone n’étaient pas remplies. Et ces déséquilibres continueront de s’accroître tant que le modèle européen ne rompra pas avec le principe d’une souveraineté nationale, qui ne prend pas en considération les autres États membres dans les domaines politiques majeurs – en d’autres termes, qui maintient l’exclusivité de chacun des points de vue nationaux. Malgré quelques concessions, le gouvernement fédéral allemand s’est jusqu’ici résolument enfermé dans ce dogme.

On doit porter au crédit de la Commission et de la présidence du Conseil d’avoir abordé la cause réelle de la crise : à savoir le plan erroné d’une union monétaire qui s’en tient toujours à une alliance d’États souverains (les « Maîtres des traités ») aux intérêts bien compris. Dans ses propositions de réforme (le « projet »), trois objectifs essentiels, mais vaguement définis, sont visés au bout du chemin tracé pour les cinq prochaines années. D’abord, des prises de décisions communes dans des « directives intégrées », pour coordonner la fiscalité, le budget et les politiques économiques des États. Ce qui impliquerait un accord pour éviter que la politique économique d’un État membre ait des effets négatifs sur l’économie d’un autre. Ensuite, un budget de l’Union (et donc un droit de prélever des impôts par un ministère des Finances européen) permettrait d’établir des programmes incitatifs spécifiques selon les pays. Latitude serait ainsi donnée pour des investissements publics ciblés, grâce auxquels les déséquilibres dans l’Union monétaire pourraient être combattus. Enfin, des euro-obligations et un fonds de remboursement permettraient une collectivisation partielle des dettes des États. La Banque centrale européenne serait soulagée d’une tâche, qu’elle assume jusqu’à présent de manière informelle, afin de prévenir la spéculation contre les États de l’eurozone.

Pour une légitimation constitutionnelle, l’Union monétaire devra être élargie à une union politique réelle.

Naturellement, de tels objectifs ne seront réalisés que si des transferts monétaires transfrontaliers et leurs effets redistributifs sont acceptés. Et pour une nécessaire légitimation constitutionnelle, l’Union monétaire devra être élargie à une union politique réelle. Pour ce faire, le rapport de la Commission insiste sur le Parlement européen et rappelle que « la coopération interparlementaire en tant que telle ne garantit pas la légitimité démocratique des décisions de l’UE ». Pour autant, la Commission prend en compte les réserves des chefs d’État et adhère à l’idée selon laquelle toutes les possibilités du traité de Lisbonne doivent être mises en œuvre, en acceptant que le transfert de compétences du niveau national au niveau européen ne s’effectuera que graduellement, sinon subrepticement.

La perspective est évidente : il s’agit de retarder le plus possible une révision des traités. La priorité, pour la Commission, est à une amélioration des capacités à diriger, à court et moyen terme, plus qu’à un élargissement de la base de légitimation : la démocratisation est ainsi présentée comme une promesse, la lumière au bout du tunnel. La démocratie supranationale reste le but affiché de long terme. Mais ce report est aussi une démarche dangereuse. Si les contraintes économiques imposées par les marchés rencontrent une technocratie européenne suffisamment flexible, le risque existe que le processus d’une unification graduelle planifié « pour » (mais non « par ») la population s’enraye avant que le but proclamé d’un rééquilibrage entre l’exécutif et le Parlement ne soit atteint. Découplée de lois démocratiquement promulguées, et sans la dynamique d’une sphère publique et d’une société civile mobilisée et réactive, la gestion politique manque d’impulsion et de force pour contenir et contrebalancer les impératifs de rentabilité du capital dans une voie socialement acceptable. Comme nous pouvons déjà l’observer, les autorités pourraient céder, de plus en plus, au modèle politique néolibéral. Une technocratie sans base démocratique est-elle prête à accorder suffisamment de poids aux demandes des électeurs pour une juste distribution des revenus et de la propriété, pour une sécurité sociale, des services publics et des biens collectifs, quand ces demandes entreraient en conflit avec celles de compétitivité et de croissance économique ?

En résumé, nous sommes devant le dilemme entre, d’une part, une politique économique que requiert la préservation de l’euro et, d’autre part, les démarches pour une intégration renforcée. Impopulaires, ces dernières se heurtent à une résistance spontanée des populations. Le plan de la Commission reflète bien la tentation de s’en tenir à des réponses technocratiques pour combler le gouffre entre ce qui est requis économiquement et ce qui est politiquement réalisable, en laissant le peuple à l’écart. Mais le risque est d’élargir le fossé entre le renforcement de compétences règlementaires et le besoin de légitimer démocratiquement ces pouvoirs. L’Union européenne approcherait l’idéal douteux d’une démocratie plus exposée encore aux impératifs des marchés, car manquant d’attaches dans une société civile, certes irritable et nerveuse. Pourtant, les capacités à diriger qui manquent au fonctionnement de toute union monétaire ne pourraient et ne devraient être centralisées que dans le cadre d’une communauté politique à la fois supranationale et démocratique.

La responsabilité allemande

Mais quelle est l’alternative à une intégration plus poussée, basée sur le modèle actuel de fédéralisme exécutif ? Considérons d’abord les décisions novatrices qui devraient être prises au tout début de la route menant à une démocratie supranationale en Europe. Logiquement, la première décision serait d’élargir l’Union monétaire à une « union politique » (qui resterait évidemment ouverte à l’entrée d’autres États membres de l’UE, la Pologne en particulier). Celle-ci, pour la première fois, se traduirait par une sérieuse différenciation de l’Union entre un noyau et une périphérie. La faisabilité des modifications des traités européens dépendrait essentiellement du consentement des pays qui préféreraient rester en marge. Au pire, une opposition de principe ne serait surmontée que par une refondation de l’Union (basée sur les institutions existantes).

La création d’un tel noyau ne serait pas un simple pas de plus dans le transfert de certains droits souverains. Avec l’établissement d’un gouvernement économique commun, la ligne rouge de la conception classique de la souveraineté serait franchie. Cela signifierait l’abandon de l’idée que les États-nations sont « les maîtres des traités ». Pour autant, ce pas vers une démocratie supranationale n’a pas besoin d’être conçu comme une transition vers les « États-Unis d’Europe ». Il ne s’agit pas de choisir entre « confédération » et « État fédéral » (débat constitutionnel qui est un héritage spécifique de l’Allemagne du XIXe siècle). Les États-nations conserveraient leur intégrité étatique à l’intérieur d’une démocratie supranationale, gardant leur rôle d’administrateur et de garant en dernier ressort des libertés civiles.

Au niveau procédural, la dé-trônisation du Conseil européen signifierait que l’on passerait de l’intergouvernementalisme à la méthode communautaire. Aussi longtemps que la procédure législative ordinaire – par laquelle le Parlement et le Conseil participent sur un pied d’égalité – ne devient pas la règle, l’Union européenne continuera de souffrir d’un déficit de légitimation avec l’ensemble des autres organisations internationales fondées sur des traités entre États. Cette déficience s’explique par l’asymétrie entre l’envergure du mandat démocratique de chaque État membre et la portée plus large des compétences de l’organisation de tous les États membres travaillant de concert. Tel que le voient les citoyens nationaux, leur devenir politique est déterminé par des gouvernements étrangers qui représentent les intérêts des autres nations, plus que par un gouvernement uniquement lié par leur propre vote démocratique. Ce déficit de redevabilité est encore accentué par le fait que les négociations du Conseil européen sont conduites hors de la vue du public.

La méthode communautaire n’est pas préférable seulement pour cette raison normative, elle l’est aussi pour une raison d’efficience. Elle aide à dépasser les particularismes nationaux. Au Conseil, mais aussi dans les comités interparlementaires, les représentants, tenus de défendre les intérêts nationaux, négocient des compromis entre des positions tranchées. En revanche, les députés du Parlement européen – divisé en groupes parlementaires – sont élus selon leur affiliation à un parti. Aussi bien, dans la mesure où un système de partis européens prend forme, des prises de décisions politiques au Parlement européen peuvent déjà être prises sur la base d’intérêts transcendant les frontières nationales.

Ce sont bien les décisions fondamentales nécessaires à la transformation de l’Union monétaire en « union politique » qui permettront de sortir du piège technocratique. Elles requerraient néanmoins de surmonter l’obstacle, quasiment rédhibitoire, d’une modification du droit primaire. Le premier pas – la demande d’une convention autorisée à réviser les traités –, est à attendre du Conseil européen, c’est-à-dire de l’institution la moins à même d’adopter des résolutions équilibrées et coopératives. Ce pas ne sera pas facile à franchir : les membres du Conseil européen sont en même temps les chefs d’États ou de gouvernements nationaux. Le souci de leur réélection les mène à reculer l’impopularité de cette démarche ; ils n’ont de plus aucun intérêt à se déposséder du pouvoir. Pour autant, ils ne pourront pas indéfiniment ignorer les contraintes économiques qui impliqueront, tôt ou tard, une intégration plus poussée, ni ignorer qu’il leur incombe au moins de choisir entre des alternatives douloureuses. à l’heure actuelle, le gouvernement allemand insiste sur la priorité à donner à la stabilisation budgétaire de chacun des États par leurs administrations nationales, mais principalement aux dépens de leur système de sécurité sociale, de leur service public et de leurs biens collectifs. Avec une poignée d’autres « pays donateurs », plus petits, il oppose son veto aux demandes d’autres États pour des programmes d’investissements ciblés et pour une forme de responsabilité financière commune, qui abaisserait les taux d’intérêt sur les obligations d’État de ceux qui sont frappés par la crise.

Le gouvernement allemand détient les clés de la destinée de l’Union européenne.

Le gouvernement allemand détient ainsi les clés de la destinée de l’Union européenne. S’il en est un, parmi les États membres, qui soit capable de prendre l’initiative d’une révision des traités, c’est bien lui. Bien sûr, les autres gouvernements ne pourraient demander de l’aide au motif de la solidarité que si eux-mêmes étaient prêts à accepter le pas supplémentaire d’un transfert de droits souverains au niveau européen. Sinon, toute aide basée sur la solidarité violerait le principe démocratique selon lequel l’entité prélevant les impôts a aussi son mot à dire sur la destination des fonds (comment et à qui ils bénéficient). Dès lors, la question principale est non seulement de savoir si l’Allemagne est en position de prendre l’initiative mais aussi si elle pourrait avoir un intérêt à le faire. Je cherche en particulier un intérêt spécifiquement allemand, qui aille au-delà du type d’intérêts partagés par tous les États membres (l’intérêt des bénéfices économiques d’une stabilisation de l’Union monétaire, ou celui de conserver une influence européenne sur l’agenda international de la société multiculturelle mondiale émergente, une influence qui diminue quoi qu’il en soit).

Dans le sillage du choc de la défaite de 1945 et de la catastrophe morale de l’Holocauste, il était impératif pour la République fédérale d’Allemagne de promouvoir une alliance avec la France et de poursuivre l’unification européenne pour regagner, prudemment, une réputation internationale anéantie. Par ailleurs, l’intégration au voisinage des pays européens sous protection hégémonique des États-Unis a créé un contexte dans lequel l’ensemble de la population allemande a pu, pour la première fois, développer une compréhension libérale de soi-même. Ce délicat changement de mentalité politique, dans la vieille République fédérale restée captive durant des décennies d’une continuité fatidique, ne peut être tenu pour acquis. Il allait de pair avec une promotion coopérative et réfléchie de l’unification européenne. Le succès de cette politique fut du reste un important pré-requis pour la résolution d’un problème historique plus profond qui m’intéresse particulièrement.

Après la fondation de l’Empire allemand en 1871, l’Allemagne a assumé une « position semi hégémonique » néfaste en Europe – selon les mots de Ludwig Dehio. Le pays était « trop faible pour dominer le continent, mais trop fort pour se contenir ». Il est dans l’intérêt de l’Allemagne d’éviter de revivre un tel dilemme, qui ne fut résolu que grâce à l’unification européenne. C’est pourquoi la question européenne, renforcée par la crise, constitue un défi politique interne pour les Allemands. Le leadership qui échoit à l’Allemagne aujourd’hui, pour des raisons économiques et démographiques, réveille les multiples fantômes de l’histoire : il nous soumet à la tentation de choisir une voie nationale unilatérale, voire de succomber aux rêves de puissance d’une « Europe allemande » au lieu d’une « Allemagne dans l’Europe ». Nous, Allemands, devrions avoir appris des catastrophes de la première moitié du XXe siècle qu’il est dans notre intérêt d’éviter constamment le dilemme d’une position semi-hégémonique qui sera difficilement vécu sans risquer de tomber dans un conflit. L’exploit d’Helmut Kohl n’est pas la réunification et la restauration d’une certaine normalité nationale pour elle-même, mais l’association de cet heureux événement avec la promotion persévérante d’une politique liant fermement l’Allemagne à l’Europe.

L’Allemagne n’a pas seulement intérêt à une politique de solidarité ; je pense qu’elle a même une obligation normative. Claus Offe défend cette thèse avec trois arguments qui méritent débat. À ce jour, l’Allemagne a tiré le plus grand bénéfice de la monnaie unique à travers l’augmentation de ses exportations. Mais par ses excédents, elle contribue à aggraver les déséquilibres économiques à l’intérieur de l’Union monétaire ; l’Allemagne en est l’une des causes principales et fait donc partie du problème. Au final, l’Allemagne profite même de la crise, quand la hausse des taux d’intérêt sur les obligations des pays frappés par la crise a pour contrepartie une baisse sur les obligations allemandes. Même si nous recevons ces arguments, il n’est pas facile d’expliquer la prémisse normative selon laquelle les effets asymétriques (non régulés politiquement) des interdépendances entre économies nationales obligent à une action solidaire.

La solidarité comme fondement

D’où la question finale, d’ordre philosophique : que signifie faire preuve de solidarité et quand est-on autorisé à en appeler à la solidarité ? Par un petit exercice d’analyse conceptuelle, j’entends exonérer les appels à la solidarité des accusations d’étroitesse morale et de bonnes intentions déplacées dont ils sont taxés par les « réalistes ». Je voudrais montrer en outre que la solidarité est un acte politique et en aucun cas une forme d’altruisme moral qui n’aurait pas lieu d’être dans un contexte politique. La solidarité perd son apparence apolitique trompeuse une fois que nous savons comment distinguer les obligations de solidarité des obligations légales et morales. Quelle qu’en soit l’acception, « solidarité » n’est pas synonyme de « justice ».

Quelle qu’en soit l’acception, « solidarité » n’est pas synonyme de « justice ».

Nous appelons « justes » des normes morales et légales qui règlent des pratiques dans l’égal intérêt de ceux qu’elles concernent. Des normes justes assurent à tous des libertés égales et un même respect pour chacun. Il existe bien sûr des responsabilités particulières. Dans certaines situations, proches, voisins et collègues peuvent attendre plus d’entraide les uns des autres que de la part d’étrangers. Ces responsabilités tiennent de manière générale à certaines relations sociales. Par exemple, les parents qui négligent la santé de leurs enfants manquent cruellement à leur devoir. L’étendue de ces responsabilités positives est souvent indéterminée. Elle varie évidemment selon le type, la fréquence et l’importance des relations sociales correspondantes. Quand un membre de la famille éloignée recontacte sa cousine après des décennies pour lui demander un fort soutien financier pour faire face à une urgence, il peut difficilement en appeler à une obligation morale ; tout au plus peut-il se référer à un lien d’ordre « éthique » fondé sur les relations familiales (enracinées dans une « Sittlichkeit » ou « vie éthique », selon la terminologie hégélienne). L’appartenance familiale au sens large justifiera de prime abord le devoir d’aider, mais à condition que cette relation crée, chez la cousine en question, une attente de réciprocité.

C’est ce lien, fondé sur la confiance des relations sociales familières, qui mène un individu à « répondre » des autres, à condition qu’il y ait une réciprocité prévisible. De telles obligations « éthiques » s’enracinent dans des liens communautaires préexistants (dont typiquement des liens familiaux) ; elles présentent trois caractéristiques. Elles reposent d’une part sur des revendications surérogatoires qui dépassent les obligations légales ou morales. En revanche, l’impulsion requise par la revendication de solidarité est moins astreignante que la force brute ou le devoir moral ; elle n’a pas non plus le caractère coercitif de la loi. Les commandements moraux sont censés être acceptés en dehors même du respect de la norme qui les sous-tend ou du fait qu’ils soient suivis par d’autres personnes, et l’obéissance à la loi des citoyens est conditionnée au pouvoir coercitif de l’État. Remplir une obligation éthique n’est affaire ni de force (à l’inverse de la loi) ni d’imposition catégorique (à l’inverse des commandements moraux). Elle dépend au contraire de l’attente de faveurs mutuelles – et de la confiance dans une réciprocité durable.

Ainsi, une conduite éthique – inapplicable aujourd’hui au niveau européen – coïncide également avec nos propres intérêts à moyen et long terme. Et c’est précisément cet aspect que la Sittlichkeit partage avec la solidarité. Cette dernière ne saurait toutefois être associée aux communautés pré-politiques comme la famille, mais bien à des associations politiques ou partageant des intérêts politiques. Une conduite basée sur la solidarité présuppose des conditions de vie politiques, donc un contexte juridiquement organisé et, en ce sens, artificiel. Aussi bien la confiance présupposée par la solidarité est-elle moins forte que celle que présuppose une conduite éthique : cette confiance n’est pas assurée par l’existence d’une communauté quasi naturelle. Ce qui manque à la solidarité, c’est l’antériorité de l’existence de relations éthiques ordinaires.

Un second trait de la solidarité réside dans son caractère offensif lorsqu’elle exerce une pression, voire lutte, pour honorer la promesse contenue dans la légitimité revendiquée par tout ordre politique. Ce caractère progressiste apparaît clairement lorsque la solidarité est requise dans une phase de modernisation sociale et économique afin d’ajuster un cadre politique dorénavant inopérant – c’est-à-dire d’ajuster des institutions politiques érodées aux forces indirectes des interdépendances systémiques, principalement économiques, ressenties comme des contraintes qui pèsent sur ce qui devrait être à la portée d’un contrôle politique des citoyens. Ce caractère sémantique offensif de la « solidarité », outre la référence à la politique, peut être explicité si l’on passe d’une élucidation conceptuelle anhistorique à l’histoire du concept.

Celui-ci apparaît d’abord dans un contexte où les révolutionnaires revendiquent la solidarité comme une reconstruction rédemptrice des relations de soutien mutuel en partie affaiblies par les processus non maîtrisés de la modernisation. Si « justice » et « injustice » étaient déjà l’objet de controverses dans les premières civilisations de l’écrit, le concept de solidarité est étonnamment récent. On en retrouve la trace dans le droit romain relatif aux dettes, mais c’est seulement à partir de la Révolution française qu’il acquiert peu à peu un sens politique, à l’origine étroitement lié à la devise « fraternité ».

Le cri de ralliement « fraternité*» provient de la généralisation humaniste d’un mode de pensée engendré par toutes les grandes religions du monde – à savoir l’intuition que sa propre communauté locale fait partie de la communauté universelle de tous les croyants. C’est ce fond de « fraternité » comme concept clé d’une religion de l’humanité sécularisée qui est radicalisé et fondu dans le concept de solidarité par le socialisme et la doctrine sociale de l’Église durant la première moitié du XIXe siècle. Heinrich Heine lui-même emploie les concepts de « fraternité » et de « solidarité » comme plus ou moins équivalents. S’ils sont séparés au cours des bouleversements sociaux dus au capitalisme industriel et au mouvement ouvrier naissants, l’idée de solidarité, héritage d’une éthique judéo-chrétienne de la fraternité, fusionne avec le républicanisme d’origine romaine. L’aspiration au salut ou à l’émancipation est amalgamée à l’aspiration à la liberté politique et juridique.

Au milieu du XIXe siècle, une différenciation fonctionnelle accélérée de la société crée de considérables interdépendances en dépit d’un monde précaire et paternaliste, encore largement corporatiste et stratifié. Les anciennes formes d’intégration cèdent sous la pression de ces dépendances fonctionnelles réciproques, laissant libre cours aux antagonismes de classes, qui ne sont finalement contenus que par des formes réelles d’intégration politique de l’État-nation. Les appels à la « solidarité » trouvent leur origine dans la dynamique de la nouvelle lutte des classes. Les mouvements de travailleurs, et leurs appels fortement fondés sur la solidarité, réagissent à une situation où les anciennes relations sont rompues par les contraintes systémiques, économiques surtout. Les ouvriers déracinés, les travailleurs, les employés, les manœuvres sont supposés s’unir par-delà la concurrence sur le marché du travail. L’opposition entre classes sociales du capitalisme industriel est finalement institutionnalisée à l’intérieur du cadre démocratiquement constitué de l’État-nation.

Ces États européens ne prirent leur forme actuelle d’États-providences qu’après les catastrophes des deux guerres mondiales. Mais avec la mondialisation économique, ils se trouvent aujourd’hui exposés aux pressions inouïes d’autres interdépendances qui pénètrent subrepticement leurs frontières nationales. À nouveau, les contraintes économiques détruisent les relations de solidarité établies et imposent de reconstruire les formes menacées d’intégration politique de l’État-nation. Désormais, les aléas systémiques incontrôlés d’une forme de capitalisme mené par des marchés financiers débridés se muent en tensions entre les États membres de l’Union monétaire. Si l’on veut préserver celle-ci, on ne peut plus s’en tenir, du fait des déséquilibres structurels des économies nationales, à accorder des prêts à des États surendettés afin que chacun puisse améliorer sa compétitivité par ses propres moyens. Il faut de la solidarité. Il faut un effort de coopération à partir d’une perspective politique commune pour promouvoir la croissance et la solidarité dans l’ensemble de l’eurozone.

Un tel effort demanderait à l’Allemagne, comme à plusieurs autres pays, d’accepter, dans leur propre intérêt à long terme, une redistribution qui ne leur soit pas profitable à court et moyen terme : un exemple classique de solidarité.

Texte de la conférence donnée à la Katholieke Universiteit Leuven (Université catholique néerlandophone de Louvain) le 26 avril 2013. Il constitue l’essai introductif au projet « EU Social Dimension expert sourcing », conjointement organisé par le « Social Europe Journal », la Confédération européenne des syndicats, le syndicat IG Metall, les fondations Hans Böckler et Friedrich-Ebert et le Laboratoire social d’action, d’innovation, de réflexion et d’échanges (Lasaire). Traduit de l’anglais par Jean Vettraino.



Cf. Justine Lacroix and Kalypso Nicolaides, European Stories : Intellectual Debates on Europe in National Contexts, Oxford University Press, 2010.

COM/2012/777/FINAL/2 : « Un projet détaillé pour une union économique et monétaire véritable et approfondie: lancer un débat européen » (cité ci-dessous comme « projet »).

Situation poliment exprimée dans le « projet » (p. 2) : « L’UEM est la seule union monétaire moderne à combiner une politique monétaire centralisée et des responsabilités décentralisées pour la plupart des politiques économiques, avec néanmoins certaines contraintes en ce qui concerne les politiques budgétaires nationales. »

Ce qui avait été relevé dès le début par Henrik Enderlein, Nationale Wirtschaftspolitik in der europäischen Währungsunion, Campus, 2004.

Correspondant à la possibilité pour la Commission « d’exiger la révision des budgets nationaux sur la base des engagements européens » (cf. le « projet », p. 28). Cette compétence entend clairement aller au-delà des obligations déjà existantes en matière de contrôle budgétaire.

Cf. le « projet », p. 38.

Dans l’idée d’« avoir le beurre et l’argent du beurre », la stratégie adoptée par la Commission tend à éviter cette décision qui se fait attendre : « Son approfondissement doit s’inscrire dans le cadre de ceux-ci [les traités de la zone euro], de façon à prévenir toute fragmentation du cadre juridique, sous peine d’affaiblir l’Union et de remettre en cause l’importance fondamentale du droit de l’Union européenne pour la dynamique de l’intégration. » (« projet », p. 14.)

Comme l’explique Christian Bouchindhomme dans Jürgen Habermas, La constitution de l’Europe (Gallimard, 2012) qu’il a traduit : « L’expression a été forgée, notamment par les représentants de l’État du Québec, pour critiquer le détournement du principe fédéral auquel se livraient le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux (anglophones). Ceux-ci, en effet, inclineraient à court-circuiter les différents parlements par un recours excessif à des décisions collégiales » (pp. 186-187) [NDT].

Stefan Oeter, « Föderalismus und Demokratie », in Armin von Bogdandy and Jürgen Bast (ed.), Europäisches Verfassungsrecht, Springer, 2009, pp. 73-120.

J. Habermas, La constitution de l’Europe, Gallimard, 2012 [trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme.].

La distinction entre les méthodes communautaires et intergouvernementales a été introduite par le traité de Maastricht. Jürgen Habermas en appelle à un processus complexe de « communautarisation supranationale » (La constitution de l’Europe, op. cit., p.114) [NDT].

Christoph Möllers, Die drei Gewalten: Legitimation der Gewaltengliederung in Verfassungsstaat, Europäischer Union und Internationalisierung, Wielerswist, Velbrück, 2008, p. 158 et sq.

Le fait que la finalité* du processus d’unification n’ait pas encore été définie offre l’opportunité d’élargir le champ du débat public, jusqu’ici confiné aux questions économiques. La perception d’un basculement du pouvoir politique de l’Occident à l’Orient comme, par exemple, la réalisation d’un changement de la relation avec les États-Unis jettent une lumière nouvelle sur les avantages d’une synergie créée par l’unification européenne. Dans le monde postcolonial, le rôle de l’Europe a changé, et pas seulement au regard de la réputation trouble des anciennes puissances coloniales, sans même parler de l’Holocauste. Les analyses prospectives prévoient aussi pour l’Europe un déclin démographique, un poids économique moindre et une importance politique réduite. Les populations européennes doivent apprendre qu’elles ne pourront maintenir leur modèle de protection sociale et la diversité de leurs cultures nationales qu’ensemble. Elles doivent unir leurs forces si elles entendent exercer une influence quelconque sur l’agenda politique international et apporter des solutions aux problèmes globaux. Renoncer à l’unification européenne serait ainsi tourner le dos à l’histoire mondiale. [Cette note reprend quasiment mots pour mots les deux derniers paragraphes d’une tribune de Peter Bofinger, Jürgen Habermas et Julian Nida-Rümelin publiée dans Le Monde le 4/09/2012 sous le titre : « Plus que jamais, l’Europe » (traduite de l’allemand par C. Bouchindhomme), NDT].

« Self-understanding », que l’on peut aussi traduire par « débat critique sur soi-même » ou « autoréflexion » (voir Jürgen Habermas, De l’usage public des idées. Écrits politiques 1990-2000, Fayard, 2005 [trad. C. Bouchindhomme], p. 47 et 91). Jürgen Habermas a insisté sur l’importance pour le peuple allemand de « parvenir à une vision claire de soi-même » (ibid., p. 91). Il note : « Un ancrage à l’Ouest (…), loin d’être ressenti comme contraint ou simplement restrictif, a été vécu comme une libération. L’appropriation sans réserve du spectre le plus large des traditions éclairées (…) a tout simplement autorisé à nouveau l’accès a ce qui avait été opprimé et marginalisé par une tradition allemande qui, elle, s’était dévoyée. » (ibid.) [NDT].

Ludwig Dehio (1888-1963), historien et archiviste allemand [NDT].

Pour une analyse intéressante, bien qu’encore teintée d’une perspective historique nationale, voir Andreas Rödder, « Dilemma und Strategie », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 14/01/2013, p. 7.

Voir notamment le chapitre II de J. Habermas, De l’usage public des idées (op. cit.) : « La normalité d’une République de Berlin (1990-1995) », pp. 45-170 [NDT].

Cf. Claus Offe, « Europa in der Falle », Blätter für deutsche und internationale Politik, n°1, 2013, pp. 67-80. [Claus Offe (1940) est professeur de science politique et de sociologie politique, NDT].

Notons que le nationalisme brouille cette différence entre solidarité politique et liens pré-politiques. Il en appelle, sans aucune justification, à cette espèce de lien communautaire quand il assimile la solidarité civique du citoyen à la « solidarité nationale » des Volksgenossen (qui unit une population de même origine). [« Camarades du peuple ». Sous le IIIe Reich, « par le biais de ces transformations sémantiques en série, le citoyen fut gommé au profit du Volksgenosse, du ‘camarade du peuple’ partageant avec ses pairs un héritage racial et culturel qui transcendait le mélange de ‘souches raciales’ dont était prétendument issu le peuple allemand » (Édouard Conte, « Peut-on devenir Allemand ? », Études rurales, 2002, n° 163-164, p. 77), NDT].

Karl H. Metz, « Solidarität und Geschichte », in Bayertz (ed.), Solidarität, pp. 172-194 ; pour un traitement critique, voir Andreas Wildt, ibid., p. 202 et sq.

Les mots suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original.

Voir les entrées dans l’index de l’édition des œuvres de Heinrich Heine par Klaus Briegleb (Carl Hanser, 1976, vol. 6, II, p. 818).

Hauke Brunkhorst, Solidarität: Von der Bürgerfreundschaft zur globalen Rechtsgenossenschaft, Suhrkamp, 2002.


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