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Le social, jambe atrophiée de l’Europe

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Le désamour des Européens pour la construction européenne est patent. Il tient en grande partie au sentiment que cette construction sacrifie le social au profit de l’économique, alors même que les bienfaits supposés de la concurrence « libre et non faussée » ne sont pas au rendez-vous. Sans doute y a-t-il une part d’exagération dans ce jugement à l’emporte-pièce. Mais il n’est, hélas, pas totalement dépourvu de pertinence : en matière de politique sociale, l’Union européenne (UE) a bel et bien pris un virage depuis l’adoption du traité d’Amsterdam (1997). Certes, il ne s’agit pas d’un abandon total, comme on l’entend parfois, mais les infléchissements successifs constatés depuis une quinzaine d’années montrent clairement que, désormais, le social est davantage analysé par les autorités européennes comme un poids que comme le ciment d’une construction commune.

Quand l’Europe était (aussi) sociale

Contrairement à des affirmations un peu rapides, le « Marché commun », comme on disait dans les années 1960-1970, au démarrage de la construction européenne, n’était pas seulement une « Europe des affaires ». Celui-ci instituait un « Comité économique et social européen » réunissant les représentants des partenaires sociaux (employeurs et salariés), et un « Fonds social européen » destiné à améliorer les possibilités d’emploi. Ces deux institutions existent toujours et leurs prérogatives, comme leur budget de fonctionnement, n’ont cessé de s’accroître. Par ailleurs, le traité de Rome comprenait notamment deux dispositions fondamentales : d’une part, celle appliquant aux travailleurs originaires des pays membres le droit du travail et les conditions de rémunération et de prestations sociales du pays d’accueil, d’autre part, celle indiquant que la santé, les conditions de travail et les droits sociaux des travailleurs relevaient du domaine de l’action communautaire. De nombreuses directives – obligatoirement incorporées dans les droits nationaux des pays membres – ont ainsi pu être prises par la Commission, après accord du Conseil des ministres : sur la sécurité dans les mines ou sur les navires, sur la protection contre le bruit ou les produits toxiques, sur la durée maximale du travail hebdomadaire, sur les licenciements collectifs, etc. Certes, la jambe économique du traité de Rome (et des traités qui lui ont succédé) était nettement plus développée que sa jambe sociale, mais les deux existaient bel et bien.

Dans les années 1980, la construction européenne amorce le grand virage économique libéral qui, à partir de l’Acte unique européen[1] (1985), puis du traité de Maastricht (1992), débouchera en 1998 sur l’Union économique et monétaire et la monnaie unique. Le paradoxe de cette période est que ce virage s’est effectué sous la houlette de Jacques Delors, dont toute la stratégie supposait de faire grandir la jambe sociale au moins au même rythme que la jambe économique, afin de combiner, écrit-il dans ses Mémoires[2], « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit. » Si bien que cette période se révèle – après coup – avoir été « l’âge d’or » de l’Europe sociale, si l’on en croit Jean-Claude Barbier[3]. Jacques Delors s’appuie sur le Comité économique et social, « un très bon compagnon de route », écrit-il, pour relancer le dialogue social. Les accords collectifs conclus entre partenaires sociaux au niveau européen sont repris par des directives de la Commission, par exemple sur le congé parental (1996), sur le travail à temps partiel (1997), sur l’information et la consultation des travailleurs (1998), sur le travail à durée déterminée (1999). Parallèlement, une « Charte communautaire des droits sociaux des travailleurs » est présentée au sommet de Strasbourg (1989), que seul le Royaume-Uni refuse de signer. Tout comme il s’oppose à la proposition d’avancées sociales qui devaient être intégrées dans le traité de Maastricht sur l’égalité hommes/femmes, les conditions de travail, l’information des travailleurs, la sécurité au travail et l’inclusion sociale : dans tous ces domaines, il était prévu que, désormais, seule une majorité qualifiée (au lieu d’une unanimité) serait nécessaire pour leur adoption par le Conseil des ministres. Ces dispositions ont été, ainsi, reléguées dans un protocole annexe signé par 11 États (sur les 12 d’alors), avant d’être finalement intégrées au traité d’Amsterdam en 1997, le Royaume-Uni ayant entre-temps changé de majorité et de point de vue.

L’Europe sociale lancée par Delors a réussi à limiter socialement la déferlante libérale.

Au total, on peut, comme le fait Robert Salais dans Le viol d’Europe[4], « conclure aujourd’hui que l’Europe sociale lancée par Delors a fait miroiter [un modèle visant à] créer par les droits sociaux les premières fondations d’une communauté politique européenne (…), mais (…) en fait elle s’est limitée pour l’essentiel à tenter de mettre en place (…) un social attaché à la création d’un espace de concurrence loyale et, en conséquence, sans cesse menacé de coups tordus visant à amoindrir les protections. » Mais on peut aussi – c’est l’opinion du signataire de ces lignes – dire que, sachant que le contexte économique et politique était au libéralisme débridé, elle a réussi à en limiter socialement l’impact et à endiguer ainsi la déferlante libérale. Ce n’est pas le cas des successeurs de Delors, moins courageux et moins opiniâtres.

Le droit de la concurrence prévaut

À partir de 1997, en effet, « le social va devenir un instrument de la compétitivité économique », comme le résume Michel Dévoluy[5]. Il s’agit de faire en sorte qu’il « n’entrave pas le dynamisme de l’économie de marché ». Étonnamment, cette priorité de l’économique, fût-ce au détriment du social, a été affirmée par une institution non pas économique, mais judiciaire : la Cour de justice de l’Union européenne (anciennement CJCE : Cour de justice des communautés européennes). Celle-ci a joué ici un rôle de détricotage surprenant et important. Surprenant, car, au moins en France, le juge est souvent celui qui invalide les décisions économiques (ou, du moins leur fixe des bornes), dès lors qu’elles ne prennent pas suffisamment en compte la dimension sociale. Important, car, par une série d’arrêts, elle a instauré une jurisprudence subordonnant le social aux libertés économiques. Dans l’arrêt Schmidberger (2000), elle a donné raison à une entreprise hollandaise dont les camions avaient été bloqués par une manifestation en Autriche, interdisant l’accès à un pont. La manifestation ayant été autorisée localement sans que l’État s’en émeuve, la Cour a estimé que ce dernier avait implicitement toléré une forme de restriction à la liberté de mouvement, génératrice de dommages économiques au même titre que le protectionnisme. Dans l’arrêt Viking (2005), raison était donnée à une société finlandaise qui, pour réduire ses coûts, avait licencié ses marins finlandais, immatriculé ses navires sous pavillon estonien et embauché un équipage estonien : la liberté d’établissement a été jugée plus importante que l’action collective du syndicat finlandais. De même, dans l’arrêt Laval (2005), elle donnait raison à la filiale lettone d’une société suédoise qui avait détaché des travailleurs lettons pour construire une école en Suède… aux conditions de travail et aux salaires lettons. En effet, si une directive européenne impose de payer des salariés détachés selon les règles du pays d’accueil, elle limite cette obligation aux règles imposées par la loi, ce qui n’est pas le cas en Suède où, en matière de droit social, prévalent les conventions collectives.

La liberté de déplacement des travailleurs au sein de l’UE attaque les fondements de la protection sociale des pays les plus développés.

En France, la jurisprudence Laval est de faible importance, puisque l’essentiel des droits sociaux des travailleurs est fixé par la loi (pour les cotisations sociales, la sécurité, les congés, les conditions de travail) ou par des conventions collectives étendues (ayant force de loi). Cependant, aujourd’hui, environ 200 000 travailleurs issus d’autres pays de l’UE sont en emploi détaché, par le biais d’agences de travail intérimaire hongroises, polonaises ou tchèques, et désormais bulgares ou roumaines (depuis le 1er janvier 2014, la liberté de déplacement et de travail concerne également les travailleurs de ces deux pays). Mais leurs cotisations sociales sont versées aux organismes sociaux des pays d’origine selon le barème de ces derniers. Or ce barème a la particularité d’être particulièrement faible dans les anciens pays d’Europe centrale et orientale, tandis que le salaire net qui leur est versé est presque toujours fixé selon le barème minimal de la convention collective de la branche utilisatrice. En Allemagne, où le salaire minimum légal n’existe pas, la jurisprudence Laval permet d’employer des salariés détachés payés 2 ou 3 euros de l’heure dans les branches où les conditions de travail difficiles réduisent le nombre de candidats nationaux. Ainsi, la liberté de déplacement des travailleurs au sein de l’UE est-elle en train d’attaquer les fondements de la protection sociale des pays les plus développés.

Dumping social institutionnalisé

Mais, outre la Cour de justice, les autres institutions européennes ont joué un rôle dans cet affaiblissement relatif de la place du social. L’Union européenne, en effet, s’appuie désormais sur la « méthode ouverte de coordination » (MOC en abrégé). La Commission est chargée de préparer un « agenda social », proposant de grands objectifs stratégiques, parfois chiffrés, à atteindre à une date éloignée (depuis 2010, c’est la stratégie « Europe 2020 »[6]). Une fois ces objectifs ratifiés ou amendés par le Conseil européen, chaque pays est invité à élaborer annuellement un compte rendu des moyens mis en œuvre pour les atteindre et des résultats obtenus. Le dispositif est donc entièrement volontaire : ni directive, ni financement, ni obligation, ni sanction. La MOC s’appuie seulement sur le benchmarking, sorte de tableau d’honneur issu des comparaisons entre pays des résultats nationaux, en espérant que les « bonnes pratiques » feront tache d’huile. Dans le domaine social, le résultat fut souvent une sorte de concurrence entre « modèles nationaux ». Ainsi, telle réforme drastique des retraites et de l’indemnisation du chômage qui venait de réduire le coût salarial – on pense à l’Allemagne et aux réformes « Hartz », mises en chantier par le chancelier Schroeder –, donc à améliorer la compétitivité. Les réformes en question apparaissent comme souhaitables aussi pour les autres pays et sont alors recommandées par la Commission, qui les presse de s’en inspirer. Ce n’est plus désormais « en dernière instance » que l’économique devient déterminant, c’est, si l’on ose dire, en première instance : le social est à sa botte. Pour Isabelle Terraz[7], « feignant d’ignorer que les systèmes de protection sociale et les institutions du marché du travail résultent de singularités nationales, de compromis historiques et de modèles culturels différents d’un pays à l’autre, la MOC revient à promouvoir un modèle social particulier, convaincue qu’il s’agit de la bonne façon de réagir face aux défis de demain. »

On doit souligner, toutefois, que, même si la MOC peut générer des effets pervers, elle peut aussi dynamiser certaines politiques sociales, en particulier, désormais, chaque objectif européen s’appuie sur des indicateurs cibles, déclinés pays par pays. Ainsi, l’un des principaux objectifs stratégiques d’« Europe 2020 » est la diminution de 20 millions du nombre de personnes en situation de pauvreté ou d’exclusion sociale. Trois indicateurs sont retenus pour mesurer le nombre de personnes dans cette situation : un indicateur monétaire (les personnes dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté national), un indicateur de « privation matérielle sévère » (logement, alimentation, retards de paiement…) et un indicateur de faible intensité de travail (pour les ménages dans lesquels les adultes de moins de 60 ans ont travaillé moins d’un cinquième de temps au cours de l’année écoulée). En 2010, on comptabilisait dans l’UE 117 millions de personnes vivant dans des ménages où au moins l’une de ces situations était observée. En 2012, ce chiffre est passé à 123 millions, du fait de la crise. Le Comité de la protection sociale (une des instances de la Commission européenne) suit attentivement ces indicateurs (ainsi que ceux relatifs aux retraites, à la santé et au chômage). Il attire l’attention de chaque État membre sur les retards pris par rapport aux objectifs européens et joue ainsi, en quelque sorte, le rôle de « lanceur d’alerte ». On peut espérer que ce rôle incite les États à faire des efforts sociaux supplémentaires pour corriger les tendances aujourd’hui à l’œuvre. Il en est de même pour un autre des objectifs d’Europe 2020, la proportion des jeunes de 18-24 ans qui ont interrompu prématurément leur formation. L’objectif est de ramener ce taux de 14 % (niveau observé en 2010) à 10 %. Contrairement à l’objectif « pauvreté », la tendance récente va ici dans le bon sens (12,8 % en 2012). Dans leurs rapports annuels[8], les États membres doivent expliquer les raisons pour lesquelles ils se rapprochent ou s’éloignent des objectifs fixés. La Commission peut dès lors formuler des recommandations, même lorsque ces objectifs ne sont pas du ressort des autorités communautaires. Ainsi, la protection sociale et l’éducation qui, pour l’essentiel, demeurent des prérogatives nationales, peuvent se « communautariser » quelque peu, dans un processus de « surveillance multilatérale ».

L’Europe sociale tend à s’affaiblir car elle est de plus en plus perçue comme un coût et non comme un investissement dans les hommes.

Au total, on le voit, le social n’est pas ignoré dans les dispositifs européens. Mais, comme le souligne non sans raison Michel Dévoluy, « l’instrumentalisation du social au service de la compétitivité fragilise la construction européenne », avec le risque que s’institutionnalise ainsi une sorte de dumping social au sein même de l’Union. Le social, au lieu d’être – comme ce fut le cas durant la période du « Marché commun » une composante de l’intégration économique, pourrait alors contribuer à la détricoter, chaque pays s’efforçant d’en réduire le coût et, ce faisant, de réduire la composante d’État-providence qui était la caractéristique des États fondateurs. Ce risque s’est récemment accentué en raison de la priorité donnée à la concurrence et au rôle du marché. L’Europe sociale existe, mais elle tend à s’affaiblir car elle est de plus en plus perçue comme un coût et non comme un investissement dans les hommes, au contraire des propositions de Jacques Delors et Michel Dollé[9]. Paradoxalement, de ce point de vue, la crise, qui a contraint la plupart des pays – sauf, hélas, les pays à endettement public jugé excessif – à gonfler leurs dépenses de protection sociale afin d’enrayer l’enchaînement dépressif de la conjoncture, a montré l’importance de maintenir ou de construire les bases d’un État-providence. Il reste à persuader les autorités européennes que cet aspect positif vaut aussi pour les personnes, en favorisant leur autonomie, leur employabilité et leur intégration sociale.

Annexe : le social dans l’UE




[1] Le terme désigne un ensemble de modifications du traité de Rome visant à réaliser un « marché unique », au sein duquel les règles seraient les mêmes pour tous les acteurs, qu’ils soient nationaux ou originaires d’autres pays membres, afin d’accentuer la concurrence.

[2] Jacques Delors, Mémoires, Plon, 2004, p. 326.

[3] Jean-Claude Barbier, La longue marche vers l’Europe sociale, Puf, 2008, p. 83.

[4] Robert Salais, Le viol d’Europe, Puf, 2013. La citation qui suit (p. 325) est le commentaire, par Robert Salais, d’un point de vue de l’attorney Poiares Maduro.

[5] Michel Dévoluy et Gilbert Koenig (dir.), LEurope économique et sociale. Singularités, doutes et perspectives, Presses universitaires de Strasbourg, 2011, p. 175. Un livre essentiel, dans lequel cet article a beaucoup puisé.

[6] Dans la novlangue européenne, cela se prononce « Europe vingt vingt ».

[7] Dans M. Dévoluy et G. Koenig (dir.), op. cit., p. 195.

[8] « Programmes nationaux de réforme ».

[9] Dans Investir dans le social, Odile Jacob, 2009.


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